Adieu au plus ancien magasin de Morin-Heights : l’histoire de Mickey’s

par David Hodgson/ traduit par Claire Thivierge

L’après-midi du 24 décembre 2013 marque la fin d’un chapitre de l’histoire de Morin-Heights. Owen LeGallee et  sa fille aînée Heidi ont pour la dernière fois verrouillé la porte de Mickey’s, après 53 années consécutives d’activité. Le magasin, nommé en l’honneur de la femme d’Owen, Mildred « Mickey » Pollock, décédée en 2001, a été un magasin de vêtements et de chaussures, une laverie automatique et un lieu de rencontre communautaire. Figure emblématique et témoin de 115 ans de vie quotidienne, l’immeuble était un des plus anciens du village. Construit en 1898 par M. Cuffling pour servir de magasin général, il a ensuite été rénové et agrandi plusieurs fois, et diverses personnes l’ont acquis et administré avant que la famille LeGallee en prenne possession en 1960.

En 2014, les nouveaux propriétaires ont démoli l’imposante structure de bois, située en face de la librairie municipale, et l’ont remplacée par un beau bâtiment. Le rez-de-chaussée est occupé par le bien nommé Mickey’s Café, alors que l’étage abrite des bureaux.

L’histoire de la famille

L’histoire de la famille d’Owen remonte à deux siècles passés, alors que ses ancêtres immigrèrent de la France au Canada en raison de la persécution des huguenots, aux 17e et 18e siècles. Ils s’établirent à Strathroy, en Ontario, juste à l’ouest de London. L’arrière-grand-père d’Owen déménagea à Montréal quelque temps plus tard et s’y maria à l’église Wesley en 1850. Son grand-père William naquit peu de temps après. William et son frère James ouvrirent un commerce d’imprimerie et de gravure à l’angle des rues Lagauchetière et de Bleury à la fin du 19e siècle. Ils se spécialisaient dans la fabrication de plaques de bronzes servant d’identification d’immeubles ou de lieux historiques. On peut encore en voir certaines : cherchez la marque Legalle Brothers Ltd. sur le pourtour inférieur de plaques fixées sur la façade d’immeubles du Vieux-Montréal.

James, qui faisait partie des Royal Patricias, mourut en France en 1917, à la suite de quoi le grand-père d’Owen amena sa famille vivre à Chicago. Plusieurs de ses proches déménagèrent plus tard dans l’ouest de la Californie, mais son fils Fred (le père d’Owen) revint à Montréal au début des années 1920. À la recherche d’un emploi, il répondit à une petite annonce parue dans le Montreal Star. Un certain M. Syvret cherchait quelqu’un pour l’aider à tenir son magasin de marchandises sèches à Morin-Heights (le même magasin qu’Owen, le fils de Fred, achèterait 45 ans plus tard).

Fred prit le train pour se rendre à une entrevue et décrocha l’emploi. Il travailla pour « Pop » Syvret pendant environ cinq ans. C’est à cette époque qu’il rencontra sa future femme, Ella Kerr, dont la famille possédait une grande ferme à Mille Isles. Au moment où le père d’Owen entra en scène, elle vivait avec sa mère dans ce qui est aujourd’hui la maison de Marcel et Norma Vaillancourt, sur l’avenue Millard. Ella allait régulièrement au magasin de Syvret, puisque c’est là que se trouvait le bureau de poste à l’époque.

Au début des années 1930, les temps étaient durs à Morin-Heights, comme un peu partout ailleurs. Les Syvrets connaissaient des difficultés et il était peu probable qu’ils puissent garder Fred en emploi. À cette période, Fred et Ella eurent deux enfants, Jim (1929), né dans la maison qui se trouvait en face de l’Héritage, depuis longtemps disparue, et Jack (1933), né à l’étage de la maison Pagé, sur la rue du Village.

Ayant peu d’espoir de pouvoir faire une bonne vie ici, ils retournèrent à Montréal. Le lien avec Morin-Heights était toutefois noué puisqu’une partie de la famille y étaient maintenant établie en permanence. Fred occupa divers emplois à Montréal et connut éventuellement du succès comme distributeur indépendant de Pepsi Cola.

Owen, le dernier de la famille, naquit à Montréal en 1936. Il étudia d’abord à l’école Barclay, dans Parc-Extension, mais passa plusieurs étés et vacances en visite chez sa grand-mère à Morin-Heights, s’y rendant par train. Il se souvient que la rue Millard était alors un cul-de-sac, accessible par une seule allée partant de la rue du Village et menant au stationnement de l’actuel Comfort’s Pub. Des clôtures délimitaient l’enclos servant de pâturage à des vaches. Owen avait plusieurs amis à Morin-Heights et se souvient qu’il allait manger des hotdogs à 10 cents au restaurant de M. Corbeil. L’immeuble Corbeil est situé juste à l’ouest du magasin Mickey’s.

Au début des années 1950 toutefois, la vie des LeGallee changea. Pepsi modifia sa stratégie et decida de se charger à l’interne de la distribution de ses produits. Fred se retrouva alors joliment « racheté », mais sans emploi. Lui et Ella dècidèrent de retourner vivre à Morin-Heights en permanence. Ils achetèrent une ferme des frères Thompson, qui se trouvait près de celle de la famille Kirkpatrick, à proximité du lac Anne.

N’étant pas du genre à vivre une retraite oisive, Fred fonda la Morin Heights Express Co., un service de transport commercial. Le bureau et l’entrepôt étaient situés à la sortie du village, sur la route de Lachute, près du chemin qui mène actuellement à Green Acres. Owen se souvient que chaque jour d’hiver, Clifford Black venait le chercher avec son bus des neiges Bombardier pour le conduire à l’école, localisée entre les dépanneurs actuels (Couche Tard et Boni-Soir), soit au milieu de ce qui est aujourd’hui la route 364.

Owen amorce sa carrière

Le commerce de Fred prospéra et, à 15 ans, après avoir terminé sa 8e année à l’école locale de Morin-Heights, Owen commença à travailler pour son père. Il le fit à temps plein pendant quelques années, tout en occupant un second emploi à l’auberge Rockcliffe, pour 5 $ par soir. Il garde un vif souvenir des soirées de danse carrée que « câlaient » Willie Baldwin et sa fille Marion Elliott. Robert John Ivall, le forgeron de Christieville, jouait du violon, alors que sa soeur Naomi l’accompagnait au piano. Le feu a  malheureusement ravagé l’auberge Rockcliffe dans les années 1970, mais on peut encore voir ce qui reste de ses fondations sur le chemin Rockcliffe, sur le côté droit de la côte qui surplombe le lac.

Un jour, Fred prit Owen à part et lui fit entendre que s’il voulait accomplir quelque chose, il devrait apprendre un métier. Conciliant, Owen décida qu’un travail dans les chemins de fer était la voie à suivre. Il aborda M. Allard, le chef de gare de Morin-Heights, et décrocha un poste subalterne pour la somme princière de 25 $ par mois. Il passa la première année à apprendre le fonctionnement d’une gare. Il accomplissait toutes les tâches, du lavage des planchers et des toilettes à la vente des billets, en passant par la préparation des marchandises à expédier. En temps voulu, il se retrouva inscrit dans un programme de formation en « télégraphie terrestre », sous la tutelle de M. Allard.

Owen, qui se révéla bon élève, apprit le code morse en six mois. Cela lui valut d’obtenir une prime de «zèle » de 90 $ et son permis de télégraphiste. Maintenant qualifié, il gagnait 261 $ par mois. Il continua de travailler pour le CNR à Morin-Heights, puis fut transféré à Grenville, à Saint-Eustache et finalement, à Hornpane, dans le nord de l’Ontario, occupant des postes de courte durée en remplaçant des employés absents pour cause de maladie ou autre. Il s’est avéré qu’Owen fut le dernier télégraphiste du CNR au Canada. Il quitta son emploi en 1956, à l’âge vénérable de 20 ans, et retourna à Morin-Heights pour travailler à nouveau avec son père.

La même année, Owen rencontra Mildred (Mickey) Pollock au restaurant Boyd, situé à côté du bureau de poste actuel, dans l’immeuble connexe à ce qui était alors le stand de taxis de M. St-Denis, sur le coin nord-ouest des rues Village et Watchorn. Les Pollock, comme les Kerr, étaient une vieille famille du coin. Avec sept enfants, ils possédaient et exploitaient une grande ferme à côté du chemin du lac Écho, près de la Côte-Saint-Gabriel. Owen et Mickey se marièrent en 1957, à l’église anglicane de la rue du Village, et la réception qui suivit eut lieu à l’auberge Rockcliffe. Ils s’installèrent d’abord dans l’appartement situé audessus du stand de taxis de M. St-Denis ; ils payaient un loyer mensuel de 35 $ pour cette humble demeure. Alors qu’Owen continuait d’assister son père dans son commerce, Mickey travaillait au magasin général de Carl Seale, là où se trouve aujourd’hui le stationnement de la Garderie.

Mickey ouvre son magasin en 1960

Pendant ce temps, Isabel Watchorn possédait et gérait le magasin où le père d’Owen avait travaillé plusieurs années auparavant. Owen et Mildred l’achetèrent des Watchorn le 6 septembre 1960, avec un versement initial de 1 000 $ et des paiements de 1 000 $ par année pendant 15 ans, à 5 % d’intérêt. À cette époque, en plus des vêtements, des chaussures et d’un choix limité de produits d’épicerie et d’articles de quincaillerie, Mickey’s était LA place où se procurer de la laine, des tissus et des articles de couture. Bien sûr, cet inventaire changea au cours des ans, lorsque l’intérêt des clients se portait ailleurs.

Ayant été élevée sur une ferme, Mickey aimait beaucoup les animaux. Le terrain derrière le magasin était idéal pour accueillir une petite étable. Owen la construisit lui-même en utilisant des poutres et du bois récupérés de la vieille ferme Pollock. Mickey avait un cheval quand ils se sont mariés, mais peu de temps après, six chevaux, de même que des chèvres, des moutons, des poules et des canards  occupaient l’étable et la cour arrière du magasin.

En 1963, Owen et Mickey eurent l’idée d’ajouter un service de laverie à leur commerce de marchandises sèches. Tous les villageois les pensaient fous – les gens ne lavaient-ils pas leurs vêtements à la maison ? Il s’est avéré que la demande pour les quatre machines à laver et les deux sécheuses grandit rapidement, et ily ajoutèrent d’autres machines. Comme Owen vous l’affirmera : « Nous avons fait de bonnes affaires avec la buanderie. »

Le café suivit, par extension naturelle. Les gens qui devaient attendre en faisant leur lessive devaient bien pouvoir s’occuper. Autre occasion non négligeable d’accroître les affaires, le café apparut donc. Owen et son père construisirent le comptoir et installèrent les tabourets, les mêmes qui s’y trouvaient encore le dernier jour d’ouverture du commerce. Dès le début des années 1970, constatant la renaissance du tourisme et l’arrivée de gens qui achetaient des chalets une fois l’autoroute achevée, Owen pressentit là une demande croissante pour le gaz propane et, par conséquent, une nouvelle occasion d’affaires. Cela cadrait bien avec la laverie puisque les sécheuses fonctionnaient au propane. Finalement, en 1984, la firme de taxi locale fut mise en vente à la suite du décès de son propriétaire, M. Connolly, et Owen ajouta ainsi un autre service à son offre commerciale.

Tout comme les affaires d’Owen, Morin-Heights prospérait et grandissait. Alors que les années 1970 virent l’arrivée massive tant de nouveaux résidents permanents que de villégiateurs, ceux-ci apportaient tous de l’eau au moulin des entreprises LeGallee. Owen se souvient en particulier du défilé de musiciens qui venaient faire des enregistrements au Studio. Jeff Healey, Cat Stevens, Robert Charlebois, Marie Desrosiers, Sarah McLaughlin et Shania Twain ne sont que quelques-unes des célébrités qui franchissaient la porte de Mickey’s pour prendre un café, acheter un blouson de bûcheron, une paire de chaussettes ou de bottes, ou encore pour demander un taxi qui les mènerait à l’aéroport.

Le dernier élément de l’éventail lucratif de Mickey’s était un contrat avec la municipalité par lequel il s’engageait à assurer des services téléphoniques d’urgence. Avant la mise en place du 911 et des services de sécurité centralisés, l’établissement de Mickey (en alternance avec le service de taxi de M. St-Denis) servait de centrale de services d’urgence communautaires.  Même aussi tard qu’au milieu des années 1990, Mickey réservait deux téléphones aux pompiers et à la police respectivement. Lorsque l’appareil sonnait, Owen et des membres de sa famille s’occupaient d’appeler les pompiers volontaires à l’aide. Ils devaient aussi tirer la sonnette d’alarme qui résonnait dans la caserne de pompiers en face. En cas d’urgence policière, ils devaient convoquer l’officier de police de Morin-Heights et répondre également aux autres besoins, soit une ambulance ou des renforts policiers, selon le cas. Les Legallee étaient payés 200 $ par mois pour assurer ces services.

Pendant que ses affaires évoluaient, Owen servit également à titre de conseiller municipal pendant 24 ans (1982 à 2006) et avec Mickey, il éleva avec succès cinq enfants (Heidi, Stacy, Kelly, Shawn et Jamie),s tous adoptés de la maison Weredale, à Montréal, alors qu’ils n’avaient que quelques semaines. Mickey et Owen avaient décidé que tous leurs enfants seraient éduqués en français.

La routine occupait une part importante de la vie de la famille LeGallee : tous les jeudis, Owen allait jouer aux quilles à Sainte-Adèle et le samedi, lui et Mickey sortaient souper au restaurant. Le jour de son 16e anniversaire, chaque enfant était invité à dîner chez Gibby’s, à Saint-Sauveur, et recevait une montre pour souligner l’occasion. Chaque semaine, après l’école du dimanche, Owen et Mickey amenaient les enfants manger des hotdogs accompagnés d’une boisson gazeuse au restaurant d’Alice Gardner (The Senate). Ils leur permettaient ensuite d’entrer dans le magasin et d’y choisir chacun une tablette de chocolat et quelques bonbons à un sou.

Malheureusement, Mickey commença à souffrir d’arthrite rhumatoïde au début des années 1990, et fut finalement emportée par cette terrible maladie en 2001. Owen et Heidi tinrent le coup et continuèrent de gérer le commerce jusqu’en décembre 2013, alors qu’ils fermèrent définitivement ses portes. Owen aménagea bientôt dans un petit logement appartenant à son fils Jamie, situé juste à l’extérieur du village, sur la vieille route menant à Saint-Sauveur.

Après avoir travaillé sans arrêt pendant 62 ans Owen prit finalement sa retraite, bien qu’il offre encore le service de taxi et a bien l’intention de continuer à le faire aussi longtemps qu’il le pourra. Lorsqu’on lui demande ce qu’il changerait s’il devait refaire sa vie, Owen dit n’avoir aucun regret… sauf qu’il trouverait davantage de temps pour jouer au golf. Il prévoit passer du temps en Florida durant l’hiver, et certainement davantage de temps à jouer au golf ici durant l’été

En ce qui concerne Morin-Heights, Owen est convaincu que le village continuera à grandir et à prospérer parce que, selon lui, « les gens aiment vivre ici ». Il est sans doute approprié qu’un des legs les plus intéressants des entreprises commerciales des LeGallee est le célèbre décalque qu’on voit encore aujourd’hui sur de nombreux véhicules, tee-shirts et sweat shirts : « London, Paris, New York, Morin- Heights ».

Crédits photos : Judith Cezar et l’Association historique de Morin-Heights